Une introduction au cinéma d’archives (conférence)

 

Ce ne sera pas tant une tentative de définition de ce genre qu'une traversée labyrinthique de certains de ces enjeux importants que ce texte abordera.

Avant tout il faut préciser ces deux termes que j'emploierai souvent : cinéma et archive :

- le cinéma : s'il est difficile de définir ce qui fait cinéma, je peux en donner une définition négative : c'est ce qui s'oppose au télévisuel, et ce indépendamment du format technique. Le télévisuel crée du consensus. Le cinématographique crée du dissensus. L'un, du côté de la communication, pose des réponses, l'autre, du côté de l'art, tente de formuler des questions. La distinction entre les images mouvantes qui relèveraient soit du cinéma soit de la vidéo comme techniques ne m'a jamais parue pertinente. Surtout aujourd'hui où les formats convergent et où les pratiques des artistes font fi des différences techniques.

- les archives : est archive toute image qui a été ou qui aurait pu être diffusée. Cela signifie que chaque image est déjà ou deviendra archive. Non seulement ce n'est pas une question de support ou de genre, ainsi sont images d'archives les photographies, la peinture, les news, la publicité, la fiction, les pages Internet etc. mais ce n'est pas non plus une question d'ancienneté.

 

Du montage des archives

Alors avant d'aborder des démarches plus contemporaines, il me semble important de revenir à une petite archéologie du cinéma d'archive.

Et là, la figure importante n'est pas un cinéaste.

Il s'agit d'Aby Warburg. C'est un historien de l'art allemand qui vécu de 1866 à 1929 et qui fonda ce qu'il appela l'iconographie. Cette discipline ouvre à l'analyse des images pour elles-mêmes ou plutôt à l'intérieur d'elles-mêmes et s'intéresse non plus uniquement aux œuvres d'art mais à toute image produite. Il s'agit alors de créer des histoires visuelles transversales, de rechercher des motifs communs dans des corpus d'images différentes.

Georges Didi-Huberman articule la pensée de Warburg sur les images autour de trois axes constitutifs et paradoxaux. Premièrement l'image a  "une nature de fantôme et possède une capacité de revenance et de hantise". Ensuite, elle a "le pouvoir de transmettre le pathos dans une chorégraphie de gestes fondamentaux", il faut entendre par geste non seulement les représentations des gestes humains, mais aussi les symboles et les signes utilisés pour construire des images. Finalement l'image possède "une structure de symptôme où se mêlent latences et crises, répétitions et différences, refoulements et après-coups."

Alors je noterai dès maintenant, que ces trois axes peuvent aussi définir le statut accordé à l'image d'archive lorsqu'elle est utilisée dans un montage filmique. En effet, les réalisateurs refont surgir les images passées dans le contemporain, font réapparaître ces images oubliées, mais dont l'oubli justement est problématique, c'est la capacité fantôme des images, la capacité qu'elles ont de hanter. Ensuite, les réalisateurs de ces films travaillent souvent à faire apparaître dans les séries d'images qu'ils utilisent leurs constructions propres et les motifs qui s'y répètent. Et finalement, il s'agit de refaire surgir de manière impromptue ces images comme symptômes de la société qui les a produites. Il s'agit en les redonnant à voir de faire apparaître  ce qu'elles taisaient.

A la fin de sa vie, Aby Warburg entreprend ce qui sera peut-être la première tentative de « montage » d'images préexistantes. Il commence une classification d'images de la renaissance à laquelle il va joindre des images contemporaines hétéroclites de natures très différentes, comme des photographies, des schémas, des pages de journaux etc. Il crée des dizaines de panneaux sur lesquels il affiche ces images par thèmes, par sujet. Ce travail s'intitule Mnemosyne Atlas. Warburg en parle souvent comme son « histoire de fantômes pour adulte ».

Dans cet atlas, les images proposées ne se lisent plus pour elles-mêmes, mais comme intégrées dans des séquences complexes dont même le sens de lecture visuel n'est pas donné, les images ne sont pas données à voir linéairement. Ce que veux faire apparaître Warburg en dehors d'un travail presque scolaire de démonstration de lien iconique entre des images de géographies et de temps différents, c'est que justement ce qui peut unir ces images reste opaque. Il ne s'agit pas de rendre apparent, de rendre explicite, ce qui les lie et que pourrait éclairer un légendage ou un discours de type conférencier mais au contraire de montrer que quelque chose des images et entre les images reste inexprimable. Nous savons en les voyant que ces images sont liées, mais ce lien n'est pas linéaire, plutôt labyrinthique.

Pour Warburg, ce qui est alors intéressant, ce ne sont plus les images elles-mêmes mais l'intervalle entre elles. Pour lui ce qui fait « l'histoire est justement l'espace manquant entre deux images, c'est un espace de pensée où peux apparaître ce lien entre le passé et le présent ».

C'est dans cette croyance chez Warburg de la possibilité offerte par le montage des images elles-mêmes sans autre information ajoutée, en tout cas sans information factuelle et fonctionnelle, sans la médiation d'un commentateur autre que le monteur qui organise ces images et qui crée entre elles les espaces manquants que s'origine le cinéma de montage d'archive. Chaque film d'archives est en effet une tentative de relecture historique des images d'une époque par le réagencement de ces images mêmes, extraites de leur flux habituel de lecture et qui offre alors aux réalisateurs et surtout aux spectateurs un nouvel espace de lecture et d'interprétation équivoque et non plus univoque. Il s'agit de sortir ces images habituellement inscrites dans un flot audiovisuel qui guide à leur lecture, il s'agit de les décontextualiser et d'essayer de leur redonner une valeur propre. Il s'agit de plus, comme pour Warburg, par l'agencement d'images qui n'ont pas été créées pour être montées ensemble, de créer de nouveaux intervalles entre elles, intervalles où peut s'inscrire l'exercice de la pensée.

Je citerai encore ici les définitions du montage données par Georges Didi-Huberman dans son dernier livre Quand les images prennent position. Ces tentatives de définitions sont basées sur le travail de Warburg, sur la conception de l'histoire de Benjamin et sur l'abc de la guerre et le journal de la guerre de Bertolt Brecht qui sont deux livres d'images importants et méconnus créés par Brecht pendant son exil durant la seconde guerre mondiale.

Ces définitions du montage ne sont pas à entendre comme théories du montage en général mais comme théorie du montage d'archive.

« L'artiste du montage fabrique des hétérogénéités en vue de dys-poser la vérité dans un ordre qui n'est précisément plus l'ordre des raisons mais celui des correspondances, des affinités électives, des déchirures ou des attractions. Façon d'exposer la vérité en désorganisant, donc en compliquant tout en l'impliquant et non en expliquant les choses. »

« Le montage en tant que prise de position tout à la fois topique et politique, le montage en tant que recomposition des forces, nous offre une image du temps qui fait exploser le récit de l'histoire et la disposition des choses. Or, dans la brèche ouverte par cette explosion, cette image nous ouvre l'accès à l'inconscient visuel comme la psychanalyse nous ouvre l'accès à l'inconscient pulsionnel. Façon de dire qu'elle réexpose l'histoire à la lumière de sa mémoire la plus refoulée comme de ses désirs les plus informulés. »

« Pourquoi le matériau issu du montage nous apparaît à ce point subtil, volatil ? Parce qu'il a été détaché de son espace normal, parce qu'il ne cesse de courir, de migrer d'une temporalité à une autre. Voilà pourquoi le montage relève fondamentalement de ce savoir des survivances et des symptômes dont Aby Warburg affirmait qu'il ressemble à quelque chose comme une histoire de fantômes pour adulte. »

Il y a quelque chose qui résonne dans cette idée « d'histoires de fantômes pour adultes » que je me suis permis de citer deux fois. C'est presque la plus belle et la plus juste des définitions du cinéma d'archive. En effet, il me semble que les grands films d'archives ne sont que des tentatives désespérées pour redonner à voir une histoire de la perte et plus précisément d'une perte qui continue à nous hanter.

 

Des films d’archives

 

Chez certains artistes, la perte dont il s'agit serait évidemment celle de l'image elle-même et de son fantasme. Ainsi, on assiste actuellement dans les productions de courts-métrages ou de films d'artistes à de très nombreuses tentatives d'interrogation des formes  classiques du cinéma. Parmi les plus beaux travaux ici, on peut citer les essais de classification de Matthias Müller et Christoph Girardet qui ordonnent avec brio des extraits de classiques hollywoodiens par thèmes, on peut citer aussi  le travail de décomposition de la matière-film elle-même chez Peter Tscherkassky, ou encore le splendide travail de Nicolas Provost qui avec des outils graphiques pourtant simples redonne à voir de manière inédites des extraits de films classiques. Au-delà de ces auteurs et de quelques autres tentatives réussies, ces innombrables travaux sur la mythologie perdue d'un cinéma hollywoodien qu'il nous faudrait continuer d'interroger semblent bien répétitifs.

D'autres artistes vont eux interroger directement leurs deuils propres et les non dits familiaux à travers l'utilisation d'archives souvent personnelles. Nous sommes alors dans un cinéma autobiographique, dans le journal intime. Dans cette catégorie, on peut autant indiquer le magnifique Sœurs, Saintes et Sibylles, installation filmique de Nan Goldin sur sa sœur que le film Tarnation de Jonathan Caouette. Ce sous-genre du film d'archives profite évidemment du fort pouvoir mélancolique des images vieillies.

Plus explicite encore sur le thème de la perte, un grand genre expérimental depuis les années 70 est la pratique du found-footage qui consiste à acheter ou à trouver des vielles pellicules oubliées, souvent des images amateurs, et de les donner à voir, remontées ou non. Un des travails ici les plus intéressants, même si ce n'est pas visuellement le plus avant-gardiste et qu'il ne fait pas partie directement du cinéma du found-footage, est celui d'Henri François Imbert. Tous ses films racontent les recherches qu'il entreprend pour retrouver les circonstances du filmage des images qu'il a découvertes.

Mais personnellement, si je peux aimer des propositions issues de ces différents genres que je viens de donner du cinéma d'archive, ce n'est pas là que s'inscrit mon intérêt particulier pour ce cinéma. Mon intérêt me guide plus vers le « documentaire de création » réalisé à partir d'images d'archives. Ce cinéma est souvent un cinéma politique et engagé. Non seulement la pratique même de ce cinéma, comme travail de résurgence des fantômes de l'histoire, comme travail d'éclairage des symptômes et des crises ayant conduit à la fabrication de ces images, est une pratique politique. Souvent ce qui se raconte dans ces films ce ne sont plus les grandes mythologies historiques, les grandes avancées de l'humanité mais au contraire les destins brisés, les perdants de l'histoire, les évacuées même de la mémoire.

De plus, les facilités de réalisation du cinéma de montage d'archives, en comparaison aux films nécessitant un tournage que ce soit documentaire et de manière encore plus lourde, de fiction, font que les cinéastes engagés voulant produire rapidement un film contre ce qui les heurte, peuvent faire le choix de ce type de cinéma.

 

 

Je vous salue Sarajevo, un très court film très court de Godard, de 1993 est pour moi l'un des films les plus importants et les plus exemplaires. Godard y raconte la guerre de l'ex-Yougoslavie et précisément le siège de Sarajevo avec l'aide d'une seule image, si on excepte l'image énigmatique de la fin, image postface du film. La photo que Godard utilise n'est pas la plus terrible image de Sarajevo. Mais pour lui cette image est une image pouvant raconter cette guerre. Pour lui c'est une image-guerre. Il ne s'agit plus de comparer les images produites par une guerre et de choisir la plus dégueulasse, il s'agit au contraire de postuler que tout image d'une guerre peut donner à voir cette guerre et au-delà que tout image d'une guerre est une image de la guerre. Ainsi la question importante est celle de comment l'on voit. Il ne s'agit pas de regarder une image, il s'agit de voir cette image, de la voir vraiment. Godard nous montre ce que cette image cache d'horreur au-delà de l'horreur même de sa factualité.

C'est grâce au montage de cette image que Godard nous conduit à la voir comme lui la voit. C'est une image fantôme, elle hante, et elle est symptôme : elle nous raconte non seulement le rabaissement d'un homme à un moment précis d'une guerre, elle nous raconte avant tout le désastre de l'humanité, elle nous raconte la destruction de l'homme. Elle dépasse dans ce film, grâce au montage, son simple statut d'image témoignage. Pour Godard, en tant que cinéaste européen, non impliqué directement sur ce terrain de la guerre, témoigner ne suffit plus face au drame de la Bosnie. Voire, témoigner serait juste l'expression d'une bonne conscience.

Ce film est un parfait exemple des pratiques du film du cinéma de montage d'archive. En effet, on y découvre très clairement le mécanisme suivant : le film en même temps qu'il se déroule et raconte sa propre histoire montre sa propre fabrication. Ainsi dans ce film, on comprend assez vite que Godard nous montre des fragments d'une seule et même image. Le jeu graphique est sur-affirmé.

Presque toujours dans le cinéma de montage qu'il soit d'archives ou pas, le montage justement est rendu lisible, apparent. Par conséquence, un film de montage ne peut pas rendre invisibles les motivations politiques qui conduisent à sa réalisation. Par défaut, il prend parti. Au minimum il prend parti contre les normes visuelles dominantes et donc contre les idéologies dominantes sur lesquels sont basées ces normes visuelles. Dans un deuxième mouvement, chaque film de montage d'archives interroge la construction même des images qui lui servent de matériaux. Et dans un troisième temps, tout film de montage d'archives interroge par opposition et par contre coup les cadres de monstrations habituels des images que ce film utilise. Le montage télévisuel ou le montage du cinéma classique paraît paradoxalement invisible aux spectateurs. Il s'agit alors dans les films d'archives en donnant à voir le montage même du film et en faisant apparaître les lignes de constructions des images utilisées de rendre aussi lisible ce pseudo naturalisme du montage télévisuel ou du cinéma classique comme fabrication.

Alors ce cinéma est presque toujours d'une certaine manière doublement contestataire. Il s'agit de donner à voir une histoire de la perte et de la défaite mais aussi de s'en prendre à la mise en scène du monde par les médias dominants.

Dans Empire (2008), Edouard Sallier affirme de manière très claire que toute image, même « innocente », est construite sur ou depuis une idéologie.  Il s'agira alors pour les cinéastes d'inverser le temps d'un film le processus idéologique dominant et d'offrir des contre visions qui ont, elles, au moins l'honnêteté d'afficher leurs convictions politiques. Par ces possibilités de lisibilités politiques évidentes et par ce fait important que le cinéma d'archives est un cinéma de pauvre, c'est un genre qui a souvent été utilisé par des cinéastes engagés.

Le cinéma est et reste un art technique. Et quand on est réalisateur, on ne peut sous-estimer la maîtrise technique des outils cinématographiques. Si aujourd'hui, on peut facilement avoir une caméra dv et un ordinateur pour monter, cela ne suffit pas à faire un film. Quel que soit le sujet de ce film et l'originalité de ses formes, celui-ci ne sera pas réussi s'il n'est pas techniquement abouti. Mais, au cinéma, la technique coûte cher et quand bien même on peut trouver aujourd'hui les moyens techniques nécessaires à un tournage, il y a aura toujours besoin de techniciens maîtrisant leurs outils pour obtenir une qualité minimale.

Se passant de tournage, les réalisateurs de films d'archives sont moins contraints par les impératifs techniques et financiers. De plus ils ont le luxe en travaillant avec des images préexistantes de pouvoir les choisir. Cela évidemment ne suffit pas à réussir un film, mais facilite au moins la satisfaction de la qualité technique.

Dans ce contexte, on se rendra compte que cette pratique du cinéma d'archives rapproche des cinéastes que pourtant le temps et la géographie devraient séparer. Il y a des liens évident entre le travail du Godard monteur de ces dernières années, le travail de Chris Marker, les films des cinéastes militants des années 60 comme Alvarez à Cuba, ou comme le Pasolini de La Rabbia, les films de Guy Debord cinéaste et les films de réalisateurs contemporains comme Augustin Gimmel. Alors évidemment, les techniques évoluent et la virtuosité du montage d'Augustin Gimmel ou d'Edouard Sallier aujourd'hui n'était pas possible dans les années 60 mais cette différence n'est pas qualitative et les points communs formels entre les pratiques contemporaines et les précédentes sont étonnement nombreux et récurrents.

 

Des droits

Se pose une dernière question, celle qui fait de nous tous des pirates, celle du droit d'auteur, ou plutôt des droits d'auteurs. Au pluriel car il y a deux grands espaces concernant ces droits. Il y a celui du droit moral et celui du droit patrimonial. (En précisant cependant que nous omettrons ici volontairement pour plus de clarté les différents types de droits à l'image.) Je rappellerai que malgré une croyance commune parmi les cinéastes et les producteurs que le droit de citation n'existe pas dans l'audiovisuel. Seule l'utilisation d'images pré-éxistantes dans un but d'éducation ou de polémique peut justifier un détournement, à certaines conditions juridiques très restrictives cependant.

A la question du droit moral on ne peut répondre en tant qu'artiste que de manière personnelle. Il s'agit d'agir avec honnêteté et réflexion. Et aussi en connaissance de l'histoire juridique de l'art touchant le recyclage.

La question patrimoniale est plus complexe car on aborde un espace financier et l'on doit alors prendre en compte non plus les créateurs des images utilisées mais leurs propriétaires qui ne sont souvent pas les créateurs eux-mêmes. Quand bien même des images seraient libres de droits moraux, il faudra toujours les acheter à un producteur ou à un vendeur d'images comme Getty car ces sociétés possèdent les originaux de ces films.

Nous pouvons distinguer trois cas de figures.

Le premier cas est celui de la réalisation d'un film qui est subventionné. Ce cas est paradoxalement le plus complexe. En effet, si l'on  touche une subvention, ou qu'un film est préacheté pour une télévision, ou encore qu'il donne lieu à une édition dvd, il devient impossible de ne pas tenir compte des règles en vigueur car il faut alors rendre des comptes à ses financeurs et justifier des droits d'achats éventuels des images d'archives.

Dans le cas de films non financé, le cas le plus général, il y a deux options possibles.
Soit l'on connaît bien les droits d'auteurs et l'on travaille uniquement avec des images hors droits dont on a des copies. Pour donner quelques exemples d'images sans droits d'auteurs : les images de reportage télé datant d'avant 2008 (en effet, depuis l'année dernière, la France reconnaît un statut d'auteur aux reporters), les images des armées, les images d'institutions nationales et internationales telles que le Conseil de l'Europe, les régions, etc. C'est cet espace que j'ai tendance à travailler.

Soit, et c'est l'option le plus répandu, on travaille consciemment en dehors de la légalité et alors le détournement d'images volées est un axe revendiqué du travail. C'est cette option qui est majoritaire dans le cinéma d'archive. L'exemple le plus fameux est celui de Godard qui refuse expressément de payer quelconque droit d'auteur lorsqu'il fabrique ces films ou ces expositions avec des images d'archives.

Guy Debord, dont les films sont presque exclusivement construits avec des images d'archives, refusait lui aussi par principe de payer des droits aux ayant droits des films qu'il utilisait. Ses films étant produits à l'intérieur même du système légal, il avait un producteur et ces films étaient déclarés au CNC, il décida d'écrire un contrat moral le dégageant de toute responsabilité. Je vous en donne lecture. Ce texte étant un contrat, Debord la écrit à la troisième personne

« Dans l’œuvre en question, (il s'agit de son film la société du spectacle) l'auteur traite de la société moderne dans son ensemble, ce qui l'amène et singulièrement du fait qu'il emploie ici le mode de la communication cinématographique, à traiter du cinéma lui-même. Les points particuliers qui lui paraissent nécessaires d'aborder dans ce travail, il n'entend s'en justifier en aucun cas devant personne, ni devant les possesseurs des droits de tous les films qui ont jusqu'ici existé ni devant quelque tribunal que ce soit.

Le monde actuel a tellement été transcrit dans les images que l'on peut aujourd'hui lui trouver partout au moins deux propriétaires ; celui qui en détient la propriété effective et celui qui possède les droits de l'image qui en a était tirée. De sorte que ce monde risque de devenir paradoxalement invisible si, aux simples droits monnayables de reproduction, s'ajoute l'exercice, par l'un ou l'autre de ces propriétaires, d'un droit de regard et de censure qui aboutirait vite à interdire de montrer ce monde, dans chacun de ses détails et donc dans l'ensemble, d'une manière qui ne soit pas apologétique.

Interdire de réemployer tout ou partie des images existantes, dans une époque qui prétend attacher une place si éminente à cette culture qui lui fait si cruellement défaut, revient à retirer à un artiste le droit de citer et le droit de remettre en jeu les données culturelles préexistantes, à retirer à un critique de la société spectaculaire le droit de montrer ce dont il parle.

Par ailleurs, l'auteur ne se réclame pas d'un statut privilégié qui serait reconnu à l'artiste. La critique du spectacle est aussi une critique de l'art. Mais l'art pour être critiqué et dépassé a d'abord besoin d'être libre. C'est la base de son statut juridique depuis des siècles dans les démocraties bourgeoises. La question est donc maintenant de savoir si le cinéma, comme la société actuelle le dit hautement, est de quelque manière un art. Ou bien s'il appartient seulement aux industriels et aux policiers. »

Ce texte de Debord date des années 70, c'est-à-dire à un moment où la télévision n'est pas encore aussi dominante qu'aujourd'hui et à un moment où des moyens de communication comme Internet n'existaient pas. Aujourd'hui son texte est rendu encore plus concret.

Dans notre contemporain, alors même que l'image est surabondante et que l'accès aux archives se trouve facilité par Internet et par la numérisation en cours des toutes les images préexistantes, jamais les questions des droits ne se sont autant posées. Dans cette société marchande, le vol revendiqué d'une matière aussi valorisée que l'archive par des artistes reste plus que jamais un geste de caractère subversif voir un geste nécessaire.

 

Jean-Gabriel Périot
Ecole d’art de Lorient, 2009